Steve Jobs, Gare au Gourou

Depuis le 5 octobre et l'annonce du décès de Steve Jobs, à 56 ans, les médias sont unanimes pour saluer le "visionnaire" que fut le fondateur d'Apple et pour célébrer ses inventions "géniales".  Tous les observateurs, et de nombreux "people", dont on se demande toujours au nom de quoi leurs opinions sont si recherchées, y sont allés de leur larme. Et l'on a vu le défilé des quidams venant déposer des gerbes de fleurs,  devant les Apple-Stores du monde entier.

Certes Steve Jobs et Apple ont révolutionné les comportements avec le Macintosh (1985) , ou l'Iphone (2007). Mais l'histoire d'Apple, a une face cachée. Et la personnalité de Steve Jobs, ne se limite pas à celle d'un génial inventeur. Apple symbolise le triomphe de la  "Marque", dans la société d'ultra-consommation qui est la nôtre. Triomphe obtenu par la qualité de ses produits mais aussi par le talent de communicateur, voire de manipulateur, de son très habile dirigeant. L'Iphone, ou plus encore l'Ipad, ne sont pas de simples "produits", ils ont le statut "d'objets cultes". Ils sont chacun "l'accessoire qu'il faut avoir". Ils sont des signes extérieurs de bien aise technologique et financière (car à qualité et capacités égales un "mac" est 30 à 50% plus cher qu'un PC).

Steve Jobs n'était pas un simple entrepreneur. Il avait quelque chose d'un gourou. Peut-être parce que lui même s'était attaché à une telle figure. Comme d'autres Américains de sa génération Jobs a eu une adolescence et une jeunesse mouvementées. Dans les années 70, il fit le voyage en Inde jusqu'au sanctuaire d'un guru local Neem Karoli Baba et se convertit au bouddhisme. A Apple, il demandait une allégeance totale à ses collaborateurs, (une culture d'entreprise poussée à un degré encore plus élevé par Google depuis) et il avait développé autour de la marque "Apple" un esprit de groupe comparable à celui d''une secte. Apple est plus qu'une marque c'est une culture.

Dans les années 80 cette mentalité était née de la nécessité pour Apple de défendre sa part de marché. Quand Microsoft détenait 80% du marché des ordinateurs personnels et Apple 20%, les propriétaires d'Apple se considéraient comme les "élus", les membres d'un club restreint de "puristes", de vrais connaisseurs. Les innovateurs étaient chez Apple. Les copieurs chez Microsoft. Ainsi le voulait la légende. Pour rien au monde les "Apple-Maniacs" n'auraient abandonné leur machine. Acheter un PC aurait été trahir, rallier le camp ennemi.  Tandis que Microsoft se contentait de vendre des machines, par millions, Steve Jobs et Apple vendaient un ticket d'entrée dans une communauté, avec ses rites, ses codes, ses conventions. Le propriétaire d'un "Mac" devenait un être à part, qui effectuait un "pèlerinage" annuel au Mosconi Center de San Francisco pour la présentation, toujours attendue avec gourmandise des nouveautés de la marque. Il faut avoir assisté à l'une de ces grandes assemblées pour comprendre l'adulation des "Apple-Freaks" pour Steve Jobs et leur identification à la Marque à la Pomme

A partir de 1997 et du retour de Steve Jobs à la tête de la maison qu'il avait fondée, le design fit son entrée dans le monde des ordinateurs. Faute de produits nouveaux (il faudra quatre ans pour que le département R&D d'Apple mette sur le marché ses premières nouveautés) la marque sortira des ordinateurs en une pièce aux couleurs fluos. Jusqu'alors ils n'étaient que des gros cubes. Maintenant ils vont avoir un profil, une ligne. C'est de la poudre aux yeux, mais ça marche. Voici que le public féminin, jusqu'alors peu concerné (la planète "geek" fut longtemps peuplée exclusivement de garçons) s'intéresse aux ordinateurs...

Avec les années 2000 la marque va produire l'Ipod (2001), l'Iphone (2007) puis l'Ipad (2010), trois produits qui vont connaître un engouement extraordinaire de la part du public. Et l'on verra alors ces scènes hallucinantes de personnes campant à l'extérieur des magasins des nuits entières pour être les premiers à dépenser plusieurs centaines de dollars afin d'acquérir le fameux objet. Scènes folles d'un consumérisme triomphant et béat. Exemples de manipulation de masse, où les masses sont les complices volontaires de leur propre manipulation. Exemple aussi du triomphe de la communication, capable d'engendrer plus que de nouveaux besoins, une attente sans cesse renouvelée. Et triomphe implacable et exclusif de la marque. Car un "ipod" ne permet d'écouter que des chansons  du catalogue "itunes". Et un Iphone possède ses propres "applications". L'Iphone, justement, n'a pas encore cinq ans, mais il a déja connu cinq versions successives. Des évolutions qui visent bien plus à créer l'obsolescence qu'à intégrer de nouvelles technologies.

L'histoire d'Apple n'est pas que l'histoire de quelques inventions géniales entrées dans la vie quotidienne. C'est l'histoire de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. Celle d'une société de consommation sans boussole, droguée à la technologie, à l'identification aux Marques, que l'on porte tels des emblèmes tribaux,  et à une pseudo innovation qui oblige au renouvellement permanent de l'acte d'achat. En 1984, dans une publicité restée célèbre, Apple reprenait le cadre du roman de George Orwell, intitulé opportunément "1984", pour présenter le Macintosh comme l'outil de la libération du joug totalitaire. Près de trente ans après, les générations issues du Macintosh se comportent avec le même aveuglement moutonnier que les masses du roman d'Orwell sans besoin d'une quelconque force pour les y obliger. G.O. 7/10/2011