Nord Stream: Les Américains ont-ils vraiment fait sauter le gazoduc Nord Stream ? (1ere partie)
Première Partie : Le récit à charge de Seymour Hersh.
Le 26 septembre 2022 deux explosions criminelles en mer Baltique ont rendu inutilisables les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2. Cinq mois plus tard les responsables de ces attentats n’ont toujours pas été identifiés. Mais Seymour Hersh, un journaliste d’investigation américain de 85 ans, affirme qu’il s’agit des Etats-Unis, qui auraient agi avec la complicité de la Norvège, et l’aide inopinée de l’Otan.
Washington a démenti toute implication. Moscou a, au contraire, repris les affirmations de Hersh avec une satisfaction non dissimulée. Tout comme la gauche internationale et la droite anti-américaine. Personne n’a cependant été vraiment convaincu par l’article du vieux journaliste américain. Certains ont même dénoncé un « amalgame d’informations de seconde main » et déploré que toute sa démonstration soit bâtie sur le témoignage d’une source unique, non identifiée…
En clair, on ne sait toujours pas qui a saboté les gazoducs Nord Stream. Et si les Américains avaient de bonnes raisons de le faire, ils n’étaient pas les seuls. Aucune preuve formelle de leur culpabilité n’a été apportée.
Rappel des faits, des enjeux et de l’état de ce que l’on sait.
Le 26 septembre 2022, deux pertes de pression de gaz importantes ont été détectées à l’intérieur des gazoducs, sur Nord Stream 2, près de l’île danoise de Bornholm, et sur Nord Stream 1 au nord de cette même île, dans les eaux internationales, mais au sein des zones économiques du Danemark et de la Suède. Un avion patrouilleur F 16 norvégien a observé deux cratères d’ébullition à la surface dont l’un faisait près d’un kilomètre de diamètre…
Les enquêtes diligentées par ces deux pays ont déterminé rapidement qu’il s’agit bien d’attentats délibérés. La quasi-simultanéité et la puissance des explosions écartent la possibilité de simples accidents. En clair les deux gazoducs ont été sabotés.
Reste à savoir par qui et pourquoi ?
Aux Etats-Unis, tous les experts, ou presque, pointent du doigt la Russie. De la droite isolationniste à la gauche interventionniste, tous dénoncent de concert une action de Moscou motivée par plusieurs objectifs :
- 1 faire peser le blâme sur les occidentaux et se présenter comme victime ;
- 2 demander une levée des sanctions économiques qui étreignent le pays depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine pour permettre de réparer le gazoduc ;
- 3 éviter à Gazprom le paiement d’importantes pénalités dans la cadre de contentieux liés à la réduction des livraisons de gaz russes imposées par Moscou en représailles contre les sanctions occidentales ;
- 4 se retourner contre les compagnies d’assurance et obtenir une indemnisation financière qui viendrait compenser la perte infligée par une infrastructure devenue inutile.
Il aurait par ailleurs été facile à la Russie d’exécuter un tel sabotage. Gazprom, qui contrôle l’accès au gazoduc, est en mesure de faire circuler des robots à l’intérieur des tuyaux, notamment pour des vérifications de sécurité. Placer des explosifs avec une mise à feu télécommandée à distance sur de tels robots n’aurait présenté aucune difficulté.
Côté Russie, les experts pointent d’abord du doigt le Royaume Uni. A les croire, la Royal Navy aurait fourni les équipements et les renseignements pour piéger les tuyaux. Tout comme la Royal Navy aurait déjà aidé l’Ukraine à couler le Moskova dans la mer Noire au début de la guerre contre l’Ukraine.
Le Danemark et la Suède ont ouvert chacun une enquête officielle. Ces enquêtes sont toujours en cours…
Pour Seymour Hersch, inutile de chercher, le sabotage est un acte conçu et exécuté par les Américains avec la complicité de la marine norvégienne. C’est ce qu’il raconte dans un article paru dans Substack, site de blogueurs indépendants.
Pour Hersh tout commence en décembre 2021 lorsque les services de renseignements américains se persuadent que Vladimir Poutine, après des mois à amasser troupes et blindés, en Biélorussie, en Crimée, et aux frontières de l’Ukraine a pris la décision d’envahir ce pays et qu’une attaque russe est imminente.
Pour Joe Biden et ses conseillers, une Allemagne dépendante du gaz russe pourrait être le maillon faible d’une mobilisation euro-atlantique en faveur de l’Ukraine. Par extension, une Europe trop liée à la Russie pour son approvisionnement énergétique pourrait hésiter à s’engager en faveur de Kiev.
Il faut donc forcer les Européens à regarder ailleurs pour leur approvisionnement en énergie, notamment en gaz.
C’est avec cet objectif en tête que Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale du président, met en place une « task force » composée de personnalités de la CIA, des chefs d’Etat-major des armées, du département d’Etat et du département du trésor. Il leur demande, au nom du président Biden, de lui proposer des plans d’action pour répondre à une possible offensive russe contre l’Ukraine.
Le mise hors service des gazoducs Nord Stream fera partie de ces plans d’action. Et elle sera approuvée au plus haut niveau.
L’attaque se fera en deux temps. Dans un premier temps des plongeurs d’élites, issus du fameux corps des Navy Seals, iront déposés des charges explosives à retardement sur les tuyaux, par 80 mètres de profondeur !
Pour cette phase de l’opération, les Américains bénéficieront du soutien et de la participation de la Norvège, dont les services de renseignement détermineront le meilleur endroit où frapper.
Cela se fera en juin 2022 sous le couvert d’un vaste exercice militaire de l’Otan en mer Baltique, ayant lieu tous les ans à la même époque et impliquant la sixième flotte des Etats-Unis ainsi que de nombreux pays alliés. Nom de l’exercice, « Baltops 22 » pour « Baltic Operations 2022 » !
Les charges explosives – plusieurs centaines de kilos de C4 – seront reliés à un système de mise à feu à distance, permettant à l’explosion de survenir longtemps après la fin de l’exercice. Cela afin d’écarter les soupçons.
Pour cet aspect de l’opération les Etats-Unis feront appel à l’aviation norvégienne. A l’occasion d’un vol de surveillance de routine, un avion P8 de la marine norvégienne laissera tomber une bouée équipée d’un sonar émettant une pulsation capable de déclencher la détonation des explosifs… Cela sera fait le 26 septembre avec le résultat que l’on sait…
Voilà le récit de Seymour Hersh. Tout ce qu’il raconte est plausible. Les événements qu’il évoque sont véridiques. L’opération Baltops 22 a bien eu lieu, le vol du P8 norvégien a bien eu lieu aussi. Une opération similaire de la CIA a bien eu lieu du temps de la guerre froide. Les liens de coopération militaire entre les Etats-Unis et la Norvège se sont resserrés récemment et les Etats-Unis ont bien investi des millions de dollars dans une base sous-marine installée à l’intérieur du cercle polaire, dans la presqu’île de Kola, à quelques kilomètres de la frontière Russe, pour mieux surveiller leur vieil ennemi.
Trois failles viennent néanmoins affaiblir sa thèse.
D’abord, Hersh n’apporte aucune preuve tangible de ce qu’il avance. Rien ne démontre que les choses se sont vraiment passées ainsi. Il tisse un récit qui tient la route, mais n’apporte aucun élément substantiel démontrant la validité de ce récit.
Ensuite, l’ensemble de son récit repose sur les affirmations d’une seule et unique personne, à laquelle il fait référence deux fois, sans la nommer ni préciser sa fonction. Mis à part sa « source », il n’a personne pour corroborer son hypothèse.
Enfin, il affirme que les charges explosives ont été « posées » sur le gazoduc et camouflées pour ne pas être détectées avant leur détonation. Toutefois les enquêteurs suédois ont affirmé dès le mois d’octobre 2022 que les détonations avaient eu lieu « à proximité » des tuyaux. Provenant de mines sous-marines et non pas de charges fixées directement sur les gazoducs…
Bref Hersh n’a convaincu personne avec son article, sauf ceux qui avaient déjà en tête un coupable pre-désigné. Il n’empêche que les Etats-Unis avaient de nombreuses raisons de vouloir mettre ces gazoducs hors service et qu’ils sont indéniablement le grand bénéficiaire de cet attentat… De là à en être l’auteur. Il y a un pas à peut-être ne pas franchir.
A suivre Deuxième partie : Le contentieux américain avec Nord Stream.
Ou pourquoi les Américains avaient toutes les raisons de saboter le gazoduc, mais ne l’ont pas fait…