Cinéma: Un "Sur la Route", sans âme et sans voix
« Sur la route », (On the road) de Jack Kerouac, est un roman initiatique qui a marqué toute une génération de lecteurs, et transformé la vie de son auteur.
L’homme et le livre sont devenus indissociables comme John D. Salinger et l’Attrape Cœur (The Catcher in the rye) ou Céline et le Voyage au bout de la nuit.
Fascinés par la soif de liberté qui habite le récit, des milliers de gens se sont faits « beatniks », rejetant un confort matérialiste et les normes sociales pour une vie en marge.
« Sur la route » raconte l’errance et la quête, excessive et désordonnée, instinctive et spirituelle, d’une bande de copains dans l’Amérique de l’après-guerre. Entre New York, Denver, San Francisco, la Louisiane et le Mexique, ces jeunes marginaux mordent dans la vie à pleine dent, transformant leur existence en une succession de fêtes dionysiaques, à la recherche de sensations fortes, de nuits sans fins, de rythmes fous et de filles amoureuses.
Dans les premiers chapitres du roman, Kerouac évoque son attrait pour cette « route ». Dans son texte, elle est un espace de liberté. Un symbole de l’infini des possibilités que la vie offre à chaque individu. Surtout en Amérique où l’immensité naturelle ramène l’homme à ses humbles proportions, tandis que la société ne cesse de le mettre face à face avec lui-même, dans la difficile tâche qui consiste à devoir déterminer son propre destin. L’attrait de cette route, tient à ce qu’elle agit comme une révélation. Elle cache un secret qui va lui être révélé. Il en parle comme d’une « perle », qu’il ne peut définir mais dont il sait qu’elle est là, à portée de main, et qu’elle lui sera présentée à un détour de son voyage: « Somewhere along the line I knew there would be girls, visions, everything; somewhere along the line the pearl would be handed to me. »
Autant que le récit, c’est le style du roman qui fait sa force et qui avait engendré sa renommée: des phrases sans fins qui s’enchaînent, comme les jours et les nuits sans sommeil des personnages, comme une musique qui vous fait inlassablement taper du pied…
Porter un tel roman au cinéma était une gageure. L’ouvrage est dépourvu d’une véritable intrigue, il est en même temps foisonnant et décousu, il n’a pas un personnage central mais deux, l’anti-héros Dean Moriarty et le narrateur Sal Paradise. Alter égo de l’auteur, Sal Paradise est la véritable révélation de l‘histoire. C’est sa voix qui porte le livre, écho à la voix intérieure de Kerouac.
Le film de Walter Salles souffre de ne pas avoir donné une place suffisante à cette voix intérieure. « Sur la route » est le prototype du récit littéraire qui ne peut être transposé au cinéma sans le secours d’une « voix off ». Sans elle, la quête de nos Don Quichotte modernes n’est plus compréhensible. Seules subsistent de vulgaires virées nocturnes où les compères, en émules de Rimbaud tentent de « d’arriver à l’inconnu par le dérèglement systématique de tous les sens ».
Alcool, drogues, sexe débridé, "Sur la route" devient juste une longue virée nocturne, « a walk on the wild side », un « lost week-end », dont toute « perle » a disparu, où la spiritualité est absente. Un interminable enterrement de vie de garçon.
Inventeur de l’expression « beat generation » Kerouac plaçait derrière le mot « beat » trois significations : d’abord, le rythme d’une musique ou les battements d’un cœur. Ensuite le sens d’une défaite, la mélancolie d’un paradis perdu. «To be beat » c’est avoir été battu, être épuisé, au fond du trou. Enfin le terme se rapporte à la « béatitude », selon sa racine française. Pour Kerouac, qui était d’origine québécoise et parlait le français, ces trois notions se confondaient et la connotation spirituelle était peut-être la plus importante …
Ceux qui veulent vraiment découvrir ce que Kerouac avait en tête devront se rabattre sur le livre, ainsi que sur l’enquête de Jean François Duval, « Jack Kerouac et la Beat Generation ».
Film : Sur la Route, de Walter Salles, avec Garrett Hedlund, Sam Riley, Kristen Stewart et Kristen Dunst , 140 mn, 2012,
Kerouac et la Beat Generation, une enquête, Jean-François Duval, PUF, 321 pages, 23 euros.